15.5.06

VARIATIONS AUTOUR DU SOUVENIR

Voici les textes de la troisième semaine du Laboenligne. L'expérience continue. Pour accéder à notre quatrième proposition, cliquez ici.

NEVER MORE

1) Je me souviens d'un fait-divers en plein été qui défraya la chronique et la défraie chaque jour davantage
2) Je me souviens d'une mer lointaine qui se souvenait de chacune de ses vagues, à l'infini
3) Je me souviens du crâne de Yorick dans mes mains
4) Je me souviens d'un tuyau d'arrosage, et d'un tourniquet de jardin qui grinçait comme une girouette sous le vent d'est
5) Je me souviens d'un phare en plein ciel et de noirs bateaux échoués sur les nuages
6) Je me souviens d'un rire d'enfant qui montait des pierres
7) Je me souviens d'une femme nue dans un tableau que l'on recouvrit d'un voile lors d'une exposition pour la protéger du froid dans le musée désert
8) Je me souviens d'une vie à naître et qui ne fut qu'un songe bref dans la mémoire du temps
9) Je me souviens du jour où j'ai décidé qu'il fallait que je me souvienne de mon enfance pour ne pas l'oublier
10) Je me souviens d'avoir tout oublié

François Teyssandier

Souvenure

Je me souviens qu'en 1981 il y a eu des élections.
Je me souviens de t'as le look Coco, Coco t'as le look.
Je me souviens de la finale de Roland-Garros que remporta le suédois Mats Wilander face à l'argentin Guillermo Vilas, tout le monde s'extasiait sur le jeune blondinet, moi je pleurais avec le vieux gaucho qui me paraissait si usé: il avait 30 ans.
Je me souviens des sacs US verts et de mon cartable à moi.
Je me souviens de l'écrivain raté qui s'invitait sur les plateaux télés (Pivot, Drucker...) pour faire la pub de son bouquin auto-édité.
Je me souviens que ce type, quelques années plus tard, a tué René Bousquet.
Je me souviens de la New wave, du look fascinant de Martin Gore du groupe Depeche Mode.
Je me souviens de la pomme avant la pub et de aaah... dou dou dou dou dou...
Je me souviens que la revue Rue Saint Ambroise n'existait pas encore et que le visage poupon d'Olivier Szulzynger et l'élégance raffinée de Bernardo Toro m'étaient alors inconnus.
Je me souviens qu'en 2002 il y a eu des élections et que j'ai eu peur.

Luc-Michel Fouassier

Forget-me-not

Je me souviens d’une nuit où je croyais réellement au père Noël.

Je me souviens du numéro d’immatriculation de la première voiture achetée par mes parents (une Morris Minor d’occasion) : 394 FBM.

Je me souviens d’un petit avion en plastique qui volait trop bien, on ne l’a jamais retrouvé dans le brouillard descendu un soir sur une colline au pays de Galles.

Je me souviens des taches de nicotine sur les doigts du directeur du lycée quand il m’a annoncé mon renvoi.

Je me souviens des myosotis (forget-me-not) que mon père plantait chaque année dans la plate-bande devant la fenêtre de la cuisine.

Je me souviens que jeune j’aimais faire du vélo, mais que j’avais déjà des doutes.

Je me souviens que dans les journaux anglais, De Gaulle disait toujours, Non.

Je me souviens que chez mes grands-parents, c’était mon oncle aveugle qui faisait les vitres.

Je me souviens qu’en 1986, à Los Angeles, mon amie m’a expliqué que Chirac était fini.

Je me souviens d’un bon Médoc bu au goulot aux entrepôts de Bercy peu avant qu’on les détruise.

Derek Munn

Mémoire réelle minimale insuffisante

Je me souviens qu’avant je me souvenais bien, je me souviens qu’avant j’avais des souvenirs immédiats et pas préhistoriques, je me souviens que j’avais un nom et que les tomates avaient goût de tomates, je me souviens aussi que j’avais un mari qui était tiens j’ai oublié, je me souviens qu’un jour, j’ai eu un bel enfant né 3 kilos 600 mais je me souviens plus de ce qu’il est devenu, je me souviens qu’avant je mangeais devant des tables et pas dans des plateaux, je me souviens de la mer au Tréport mais j’ai oublié le nom de l’homme qui tenait ma serviette pour que je me déshabille loin des loin des, je me souviens très très bien de la sensation de la mer sur mes pieds, dans ma bouche, quand je me souviens plus de l’amour, l’homme, la serviette, qui, j’avais seize ans, je me souviens qu’un jour c’était la guerre, il pleuvait des bombes, mon mari a dit, tous à la cave, on récitait des ave des ave quoi déjà ? et quand on était sortis, toutes les maisons avaient des trous sauf la nôtre, depuis, je crois en, je crois en quelque chose mais je me souviens plus bien quoi, je me souviens que la mort les a tous emportés, qui, je me souviens de ma mère, je me souviens qu’à la fin de sa vie, elle tricotait des chaussettes sans fin, sans fin, les chaussettes, la mort les a tous ramassés, un bel enfant, 3 kilos 600, qu'est-il devenu sous ce déluge de feu d'acier de sang, tiens je me souviens des poètes bien que j'ai perdu ma tête, je crois que je me souviendrai encore comment on fait du vélo, je me souviens que quand j’avais deux ans, c’était aussi la guerre, à la frontière, on passait la viande cousue sur mon ventre avec la poupée posée dessus, ma mère disait, regarde pas les Allemands dans les yeux ou tu mourrais foudroyée, c’était notre Odyssée à nous, celle des gens du Nord, je me souviens de la couleur lavande de mon berceau, du bruit du sein de ma mère contre ma langue, de l’odeur de sueur et des fruits dans le jardin de mon père quand je suis née, mais à quoi ça me sert, je me souviens même plus de la minute d’avant, et vous, qui êtes-vous, que faites-vous plantée là, grande gourde, avec cette chose pointue dans les mains, le blanc vous va pas bien, ça non, mais déjà je l’ai oublié, je me souviens pourtant qu’avant je me souvenais bien, c’est râlant à la fin.

Marie Chotek

Je me souviens des gazous

Je me souviens des gimbardes.
Je me souviens de "C'est non !" à la une de L'Aurore lors du référendum
contre de Gaulle en 1969.
Je me souviens de la marionnette Ploum.
Je me souviens d'Alain Poher, "visiblement soulagé d'avoir perdu" l'élection présidentielle de 1972.
Je me souviens des cartes à jouer fixées aux roues de nos vélos à l'aide d'une pince à linge, et qui battaient dans les rayons imitant le bruit d'un moteur.
Je me souviens des vélos Motobécane et Motoconfort.
Je me souviens du déhanchement de Bernard Thévenet dans la montée de l'Alpe-d'Huez.
Je me souviens de "A bas Haby".
Je me souviens du but de Hervé Revelli d'une tête en arrière.
Je me souviens d'Alves, "l'homme aux gants noirs".
Je me souviens des seins nus de Modesty Blaise dans L'Aurore.
Je me souviens des larmes sur la joue de Mickey à la une de Match.
Je me souviens des billes à hélice, des spaghettis et de calots.
Je me souviens des soldats démontables.
Je souviens des K-way repliés dans leur poche.

Patrice Meynier

Je me souviens hier

Je me souviens hier, j’avais quatre ans, je tenais ta main en rentrant du parc.

Je me souviens l’avoir dit. « Mon père c’est le plus fort ». Et puis de l’avoir cru.

Je me souviens de ce soir là, j’avais 6 ans, tu tapais sur maman. Je me souviens de ses cris, de sa voix qui se brise.

Je me souviens d’avoir dit « si tu r’fais ça j’te tue », et que t’ai rigolé en me soulevant d’une main.

Je me souviens, j’avais quinze ans, les os de ma mâchoire, éclatant sous ton poing. Je me souviens de ce regard, d’un père qui tapait sur son fils comme il frapperait un chien.

Je me souviens avoir prié, des nuits, pour que tu crèves, et de ces bougies d’anniversaire soufflées en ne souhaitant plus de noël.

Je me souviens à chacun de tes coups, comme un sort à te jeter, l’idée de te survivre chaque fois un peu plus forte.

Je me souviens de leurs mots, quand ils m’ont dit ta mort, la peur qu’ils avaient de me blesser, mais rien après toi ne pouvait plus faire mal.

Je me souviens d’avoir pleuré, quand même, pas pour toi mais pour ce père, qui était mort depuis longtemps.

Je me souviens ton enterrement, j’ai rien dit, j’ai rien fait, resté là impassible, comme éteint, pourtant libre.

Je me souviens longtemps après, une nuit sur ta tombe. J’ai craché dessus, puis j’ai chanté, j’ai dansé, trop saoul pour en pleurer. Et puis je suis tombé, je me suis cassé une dent sur ta pierre tombale.

Je me souviens t’avoir entendu rire, encore, perdu là sous la terre.

Et demain je me souviendrai encore. Mon père, c’était le plus fort.

Antoine Dole

Je me rappelle

1 Je me rappelle qu‘on m’a dit que j’avais au cerveau… me rappelle plus quoi

2 je me rappelle de bien dire comme les autres… me rappelle plus des mots

3 je me rappelle qu’on doit dire me souviens, mais de quoi plus d’idée aucune

4 je me rappelle qu'il fallait que je te rappelle, mais qui es-tu s’il te plaît ?

5 je me rappelle des souvenirs d'avant, mais avant quoi, c’est obscur

6 je me rappelle du docteur Scanner au centre hospitalier, et crois bien qu’il avait beaucoup d’enfants

7 je me rappelle parfois, oui

8 je me rappelle un peu, parfois

9 je me rappelle pas si c'était important, ça m’inquiète souvent

je me rappelle plus bien ce qui vient après neuf, je dors beaucoup depuis

Max Marcuzzi